Lina, Blogueuse pour l’éternité

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C’est cette scène qui me revient à l’annonce de la mort de Lina. Cette année-là – nous sommes en juin 2011 –, elle est l’invitée du festival « Étonnants voyageurs » pour présenter Tunisian girl, Blogueuse pour un printemps arabe que nous venons de publier, chez Indigène. Je découvre avec elle le palace du bord de mer où on la loge, sa suite luxueuse donnant sur la baie de Saint-Malo. J’ignorais encore tout de sa maladie. Je me souviens de m’être étonnée – pourquoi tant d’empressement ? – de la voir ouvrir sa valise à peine posée, d’en sortir une légère djellabah et de s’en vêtir comme on fait quand on arrive chez soi, qu’on se met à l’aise. Elle a fait tourner les pans de cette robe d’intérieur, a dansé, puis elle m’a sauté au cou pour me remercier d’avoir favorisé ce privilège de pouvoir s’installer chez soi dans ce soleil, face à la mer, dont j’apprendrais aussi, plus tard, qu’ils lui étaient refusés, à cause de son mal.

Autre souvenir : un débat au festival du livre de Mouans-Sartoux en octobre 2011, avec Stéphane Hessel sur « L’engagement : des réseaux de résistance aux réseaux sociaux ». Deux générations de militants aux deux extrêmes de l’arc du temps. Lui ? 94 ans, l’enfant de Berlin, des espoirs échoués de la République de Weimar défendant les vieux cadres de la politique, les partis jusqu’à lâcher qu’il préférait même « une démocratie tiède » aux révolutions, rarement épargnées par la violence. Elle ? 28 ans, la fille de cette révolution tunisienne, « de jasmin », qu’elle avait largement contribué à déclencher en postant, la première, sur son blog, les images de Sidi Bouzid enflammé après l’immolation de Mohammed Bouazizi, ce jeune diplômé au chômage devenu marchand ambulant de légumes. Elle, la petite, la jolie Lina, courage aiguisé par cette maladie auto-immune doublée d’une insuffisance rénale, ne cédait pas : jusque tard dans la soirée, elle griffa de ses ongles peints en rose cet usage suranné de la démocratie pour la faire renaître d’un instrument inédit : son blog ! Elle se voulait « électron libre », refusait l’embrigadement d’un parti et les leaders, troquait son bulletin de vote contre un clavier d’ordinateur : elle pratiquait cette « démocratie réelle, maintenant » qu’allaient revendiquer, après elle – jeune femme dont le courage de l’esprit devait à l’extrême fragilité d’un corps – les indignés espagnols de la Puerta del Sol, à Madrid. Nous aimons penser qu’après s’être battue toute la nuit, telle la chèvre de Monsieur Seguin, à l’aube elle ne se coucha pas, et que c’est elle qui avait soufflé au vieux « loup » démocrate qu’était Stéphane Hessel ces pensées ultimes qu’il partagea, à la veille de sa mort, avec Dany Cohn-Bendit : « Le réflexe d’indignation ne peut pas se borner à soutenir un parti politique. » Et celle-ci encore : « Nous devons créer de nouvelles formes collectives. »

Interceptant fugitivement les instants de bonheur, prolongeant inlassablement les heures de combat : ainsi était Lina et nous voulons l’imaginer blogueuse pour l’éternité, son piercing dans l’os du nez, son ordinateur – couvert de tags, de badges, d’autocollants – ouvert sur un tapis céleste, confirmant ce qu’elle avait écrit dans la toute dernière phrase de son petit livre : « Le rôle d’un blogueur ne s’arrête jamais. » Même dans l’au-delà…

Sylvie Crossman

Lina Ben Mhenni, décédée à Tunis le 27 janvier à l’âge de 36 ans, était notre auteure.
Son livre : Tunisian girl, Blogueuse pour un printemps arabe est paru chez Indigène en juin 2011.